« Le Livre de la salsa » vient d’être traduit en français à l’initiative des éditions Allia. Sorti en pleine explosion de la salsa, le livre témoignage du journaliste César Rondón est devenu culte au fil des ans.
Publicado en: Le Monde
Por: Yannick Le Maintec
En 1979, lorsque César Miguel Rondón présente son manuscrit à son éditeur de Caracas, ce dernier se montre fort peu convaincu. Pour lui, la salsa est « une musique de voyous. » Et c’est bien connu, les voyous ne savent pas lire.
Quand il démarre son livre, le jeune journaliste est plongé au cœur du mouvement. Installé à New York un an plus tôt, il avait animé pendant plusieurs années son show radio et comptait dans son entourage nombre de musiciens. Alors lorsqu’un de ses amis, Flaco Rodríguez, lui demande : « Tu le sors quand, ton Livre de la salsa ? », c’est le déclic. Armé d’une vieille machine à écrire et d’un enregistreur à bande, il se lance dans la documentation de sa « chronique de la musique de la Caraïbe urbaine ». Aujourd’hui journaliste, auteur et animateur réputé, Rondón s’étonne encore de la chance incroyable de ce jeune homme de 23 ans de s’être retrouvé au bon endroit au bon moment.
« El libro de la salsa » connût une carrière singulière. Abordant un pan de culture populaire jusqu’alors ignoré, l’ouvrage est plébiscité par les amateurs, connaissant multiples éditions pirates et autant de traductions illégales. Voici « El libro » propulsé au rang d’objet-culte. Délaissant les aspects les plus superficiels du genre, l’auteur s’attarde sur ses artistes, ses chansons, son contexte social. Tant et si bien que l’ouvrage se retrouve cité en référence des innombrables travaux académiques et journalistiques qui ne manqueront pas de lui succéder.
Ça n’est que vingt ans plus tard qu’un éditeur Colombien s’intéresse enfin au livre phénomène. Ediciones B (suivi par l’Espagnol Turner en 2017) offre au Livre une seconde vie avec une édition luxueuse grand format, richement illustrée et préfacée par l’écrivain cubain Leonardo Padura qui désigne l’ouvrage comme l’inspirateur de son propre recueil, « Los rostros de la salsa. » La version anglaise verra le jour en 2008 chez The University of North Carolina Press.
Un essai largement éditorialisé
Le mérite premier du « Livre de la salsa » est de redonner ses lettres de noblesse à un genre trop souvent assimilé à une musique cubaine dépossédée.
La thèse principale de l’auteur est la suivante : La salsa est née dans les quartiers urbains latinos des grandes cités des Amériques (barrios), au premier rang desquelles New York. Basée sur le son cubain, elle fut adoptée et développée par des populations caribéennes qui l’ont enrichie de leurs particularismes socioculturels.
Au fil du Livre , Rondón déroule son argumentaire.
Le premier point de rupture est la révolution cubaine de 1959. Sans la fermeture politique de l’île et la fuite de nombreux musiciens, les histoires musicales des deux pays n’auraient jamais divergé.
Rondón fait démarrer logiquement son récit à la fin des années 40 avec Chano Pozo et les Afrocubans de Machito et Mario Bauzá. Il enchaîne sur l’époque des dancings et des big bands, survole les expérimentations des années 60 avec l’éphémère succès du boogaloo, la diminution de la taille des orchestres, les formations de latin jazz, le renouveau de la charanga sous l’impulsion du flûtiste dominicain Johnny Pacheco, fondateur en 1964 du label Fania, qui sera dix ans plus tard à l’origine de ce que l’auteur nomme le « boom de la salsa. »
Rondón s’attarde sur les fameux concerts du super-groupe The Fania All-Stars. Il argue que ces derniers sont les héritiers directs des descargas (jam sessions) des années 60, en particulier celles organisées par les labels Tico et Alegre, elles-mêmes inspirées des fameuses descargas enregistrées quelques années plus tôt à Cuba par le contrebassiste Israel « Cachao » Lopez.
La sortie de ces disques savamment marketés, en particulier le double album « Live at the Cheetah » ainsi que le documentaire de Leon Gast « Nuestra Cosa Latina/Our Latin Thing » constitueront l’acmé de l’engouement autour d’un mouvement que Fania labélisera « salsa. »
Rondón fait remarquer que ces lives seront le point de départ pour Fania de sa stratégie de développement des carrières solos de ses vedettes, les stars arrivant en quelque sorte après le All-Stars.
La « matanzerisation » est au cœur de la rhétorique du journaliste, référence à La Sonora Matancera, mythique formation de Celia Cruz, célèbre chanteuse cubaine installée aux Etats-Unis après la révolution. Avec l’arrivée de Celia au sein de son écurie, Fania opère un virage vers la musique cubaine traditionnelle, marquant, selon Rondón, un coup de frein brutal aux développements en cours.
L’auteur n’aura pas de mots assez durs pour Fania. Petits arrangements avec la vérité : extraits du concert de San Juan présenté comme enregistrés au Yankee Stadium. Mépris des artistes : L’auteur atteste avoir vu Ismael Rivera patienter des heures pour être payé, « une humiliation pour le Maestro ». Appât du gain : Avec le film « Salsa », le label opérait sa mainstreamization en trahissant ses origine sociales. « La salsa n’avait ainsi plus rien à voir avec le barrio, ni avec la Caraïbe, ou avec les peuples ayant habité cette partie du continent. La salsa était désormais nord-américaine. » Pour Rondón, l’histoire de la salsa se résume à une histoire de bons et de méchants.
« El libro » est le livre d’un passionné avec ses emballements et ses désenchantements. Si le lecteur ne manquera pas de s’irriter de certaines de ses prises de position, cela ne l’empêchera pas de savourer la richesse de son panthéon musical.
Au-delà de la galerie de musiciens, qu’ils soient leaders (Larry Harlow, Roberto Roena), soneros (Cheo Feliciano, Héctor Lavoe, « la figure grecque de l’histoire » ), auteurs (Tite Curet Alonso, Rubén Blades), Rondón souligne le rôle clef de certains : Le cubain Arsenio Rodríguez qui introduisit les changements dans la composition de l’orchestre traditionnel qui donneront naissance à l’orchestre salsa, le précurseur Eddie Palmieri, véritable « Miles Davis de la salsa », qui avec ses trombones ouvrira la voie à Willie Colón, promoteur d’un son urbain, rugueux et plein de saveur, qui utilisa les rythmes de portoricains comme la bomba et la plena et fit appel au cuatro (guitare traditionnelle à quatre cordes) de Yomo Toro.
Un influenceur avant l’heure
Contrairement à ce qu’on peut parfois lire de lui, « El libro » n’est pas une bible, même si le buzz lié à sa confidentialité, son titre même, ont contribué à le faire penser. En revanche, son impact fut tel qu’il contribua à forger l’opinion, faisant de Rondón un influenceur avant l’heure.
Les patrons de Fania ne lui diront certainement pas merci, l’image du label sortant durablement écornée de la lecture, confortée par les témoignages et ouvrages qui lui succéderont.
Le regard porté par Rondón sur l’industrie musicale sera confirmé par la suite des événements. La salsa erótica des années 80, la salsa romántica dans les années 90 (qui n’ont pour l’auteur absolument rien à voir avec de la salsa), certains albums désastreux de la Fania All-Stars, la réhabilitation avant l’heure des précurseurs (Cortijo & Ismael Rivera), les futures carrières des héritiers désignés de cette salsa originelle (Oscar D’León, Rubén Blades) confèrent à l’ouvrage des qualités visionnaires.
Le « Livre » est entré dans l’histoire de cette musique, devenant lui-même un fait historique. Quand on évoque la naissance de la salsa, comment ne pas penser au « Livre de la salsa » ?
Au-delà de la critique, la plus grande réussite du Livre est peut-être l’analyse des paroles (aidé par la traduction française), éléments de démonstration indispensables de l’appropriation de cette musique par les populations du barrio.
La version française qui vient de sortir aux éditions Allia, s’appuie sur l’édition espagnole enrichie d’illustrations et de textes de chansons, augmentée d’un chapitre inédit intitulé « Coda » et d’une dernière postface. Ravi de la traduction (Il est bien plus réservé sur le texte anglais), l’auteur souligne la qualité du travail effectué par le traducteur, Maxime Bisson, avec qui il a collaboré étroitement.
Pour le néophyte, « Le Livre de la salsa » sera une plongée passionnante dans l’histoire de la musique caribéenne. Le mélomane trouvera dans une source inépuisable d’information et de réflexions. Le fan de la Fania All-Stars, enfin, se délectera du portrait amoureux de ses idoles.